25 mai 2021

Interview | Emmanuel Bastard – Directeur Supply Chain USA – Roche Bobois

Emmanuel Bastard est dans la Supply Chain depuis toujours et il est Directeur de la Supply Chain de Roche-Bobois aux USA depuis cinq ans. Together Recrutement a voulu en savoir plus sur la Supply Chain dans le domaine du luxe et Emmanuel a répondu présent.

Une interview inspirante et rafraichissante où l’on aborde robotisation, digitalisation mais avant tout l’humain dans toute la Supply Chain d’une entreprise restée fidèle à ses valeurs familiales. Beaucoup d’humain chez Roche-Bobois ! Et Emmanuel en est l’un des porte-voix convaincu… et convaincant ! Nous aborderons également les enjeux face à la baisse de disponibilité des hydrocarbures et la nécessité de réinventer la supply chain de demain avec des solutions durables. Bonne lecture !

Emmanuel, comment se passe la vie à New York?

La vie est très agréable. La vie américaine est assez plaisante. C’est une très belle expérience. Au départ, il était prévu que je travaille depuis New York, mais je suis quelqu’un d’assez pragmatique donc, comme j’ai une trentaine de personnes dans mon département, j’ai préféré m’installer au plus près de mes équipes. Donc je suis basé dans le New Jersey – là où sont les entrepôts Roche-Bobois – une banlieue résidentielle de New York, avec donc les avantages de la proximité d’une ville telle que New York mais sans les inconvénients !

Dites-nous, comment devient-on Directeur Supply Chain chez Roche-Bobois ?

C’est un mix de plusieurs choses. Les opportunités, le réseau, bien entendu, jouent un rôle crucial dans la carrière que l’on fait mais aussi l’acquisition des connaissances en chemin.

J’ai découvert le poste de Directeur Supply Chain tout simplement par l’évolution de mon poste dans la société où j’étais à l’époque (Oodji), société que j’avais par ailleurs intégré par le biais de relations après onze ans chez DHL. Je suis rentré chez Oodji au moment où la société – basée en Russie – avait des ambitions mondiales et comptait se développer par étapes géographiques successives : Europe de l’est, Amérique Latin, Amérique du Nord puis Europe de l’Ouest. L’Europe de l’Ouest en dernier, bien sûr, car c’est le marché le plus exigeant en terme de fashion retail. Le business plan était assez intéressant et ambitieux et c’est ce qui m’a fait accepter le poste, qui m’a été proposé par une personne de mon réseau.

Cette personne a ensuite quitté la société. Il a été remplacé par un autre directeur qui est resté peu de temps. Et naturellement le poste m’a été proposé. Et c’est au moment de cette proposition que je me suis rendu compte de tout le chemin parcouru chez DHL, chez Oodji, tout ce que j’avais appris, de ma vision « end-to-end » de la Supply Chain. J’ai commencé à travailler dans la marine marchande, m’occupant des escales de navires, puis dans le conteneur, puis chez un transitaire. C’est l’exemple de la table de réunion : j’ai toujours rencontré les gens autour d’une table de réunion et ensuite je suis passé de l’autre côté de cette table…

Et là où je me suis senti prêt, c’est quand j’ai réalisé qu’effectivement, j’avais déjà toute la partie services mais je n’avais pas la partie client. C’était ce qui me manquait chez Oodji, donc le challenge était intéressant, d’autant plus qu’il fallait monter une Supply Chain de A à Z. Puisqu’en Europe de l’Est, il fallait créer un hub principal – qu’on a installé en République Tchèque – et ensuite distribuer. Et en trois ans, nous avions 24 magasins répartis entre la Pologne, la Slovaquie, la République tchèque et des franchisés. Et bien sûr, toujours à l’esprit la volonté d’optimiser, de mettre en place des KPI, trouver des nouvelles façons de dédouaner. On a d’ailleurs été les premiers dans le textile à mettre en place une procédure de dédouanement unifié (PDU) en République Tchèque.

Un autre point important d’une vision globale de la supply chain, qu’elle soie européenne ou américaine, c’est que comme dans tous les métiers, l’humain est au cœur de toutes les tâches, qu’on soit dans une petite ou une grande entreprise. Quand j’étais chez DHL, je recevais des coups de fil de l’Europe entière parce qu’à travailler sur des grands comptes, à avoir des relations au niveau européen, on disait dans le métier : « Si tu cherches quelque chose que tu ne sais pas, appelle Emmanuel. Il est en France, à Marseille. S’il ne peut pas t’aider directement, il saura qui pourra t’aider. »

Et aux Etats-Unis, comme en France, c’est toujours la même chose : que vous soyez dans une énorme structure comme DHL ou dans une entreprise de taille beaucoup plus raisonnable comme Roche Bobois, les contacts humains restent vraiment ce qui va vous permettre de rendre votre Supply Chain agile et efficace.

Eh bien, la transition tombe à pic : quid de la robotisation des entrepôts, le picking, etc ? Est-ce bien en ligne avec l’humanisation de la Supply Chain dont vous parlez si bien ?

Pour être tout à fait honnête avec vous, je ne suis pas sûr que beaucoup de grandes marques de luxe utilisent la robotisation aujourd’hui… Le luxe reste un marché de niche, un marché très particulier.

De grands groupes qui ont des distributions mondiales à travers des chaînes de magasins vont mettre en place effectivement une distribution entièrement automatisée au maximum.

En revanche, sur des marques un peu plus petites telles que Roche Bobois, cette approche luxe est une approche client final, c’est à dire notre client ne vient pas chez nous, nous allons chez lui. Chez Roche Bobois, par exemple, on ne vous vend pas un canapé, on vous vend un art de vivre et on vient dans votre intimité, vous installer le canapé, le nettoyer, le mettre en place.

Quand Robert Downey Jr. décide qu’il veut du mobilier Roche-Bobois pour sa résidence, vous allez le suivre. Il vient au magasin car tout est customisable en fonction de ses goûts. En outre, entre le moment où vous commandez votre produit et le moment où vous le recevez chez vous, il se passe entre quatre et six mois car tous nos produits sont fabriqués à la main en France, en Italie et au Portugal. Donc pendant toute cette durée, nous allons accompagner le client avec cette expérience de l’art de vivre. On va vous recontacter, on va vous donner des nouvelles, vous informer. Et puis, arrivera le moment où on va vous rappeler en vous disant « Écoutez, on a une bonne nouvelle  pour vous : vos produits sont arrivés. »

C’est un événement?

Exactement. C’est le canapé sur lequel vous vous asseyez pour regarder la télé en famille. C’est un moment de sérénité familiale. C’est un moment de partage, donc il faut que le produit corresponde à vos attentes. Il faut aimer le produit que vous avez sélectionné dans un magasin. Déjà, la démarche d’achat n’est pas une démarche, comme pour acheter un tee shirt à cinq dollars comme ce que nous vendions chez Oodji. Lorsque vous investissez dans un canapé Roche-Bobois, vous savez que vous investissez dans une qualité et une créativité que vous ne retrouverez pas ailleurs.

Le succès de Roche-Bobois, c’est bien sûr le choix exigeant des matériaux mais aussi le caractère totalement personnalisable des produits. Au-delà de la créativité, c’est aussi la possibilité pour vous d’avoir un canapé que vous serez la seule personne à avoir. Parce que bien que le canapé vous soit présenté en cuir blanc avec des pieds en chrome dans notre showroom, vous pouvez très bien choisir un cuir bleu parce que votre intérieur est bleu et vous voulez aussi également un beau tissu épais pour les repose-têtes et les appuie-dos. Et puis vous voulez des pieds en alu brossé au lieu du chrome. Tout ceci est parfaitement possible.

Du coup, certaines spécificités pour la Supply Chain ?

Les spécificités sont surtout au niveau de la production, forcément. Pour le transport, pas vraiment : le produit fini va rester le même en terme de dimensions.

Chez Roche-Bobois, on est sur un modèle Pull, donc on ne produit que ce qui est commandé et on produit selon un cahier des charges très précis avec le client. Cela implique également une vraie formation des vendeurs qui doivent savoir sur chaque produit quel type de matériau va pouvoir être utilisé ou non.

Et alors, comment êtes-vous arrivé chez Roche-Bobois justement ?

Il faut savoir que le marché américain est le deuxième marché mondial pour Roche Bobois. En fait, la Supply Chain américaine avait besoin d’une upgrade, d’une remise à plat. Donc, mon équipe s’est élargie de quatre à six départements, avec une refonte complète de modes opératoires dans l’entrepôt, dans la distribution. Par exemple, j’ai externalisé 100% des livraisons, même si, comme beaucoup d’entreprises, l’entreprise restée très familiale malgré son entrée en bourse, voulait posséder ses camions, ses propres livreurs.

La vision du métier par Roche-Bobois était de créer un produit et de l’installer chez le client. Mais, est-ce que la valeur perçue de Roche-Bobois par ses clients est réellement l’installation ? Est-ce la que réside l’avantage concurrentiel de Roche-Bobois ? Non. L’installation est un service offert par la marque. Donc on peut l’externaliser. Il suffit de trouver les bons professionnels qui feront l’installation avec une démarche qui est en accord avec la vision qu’a Roche-Bobois de ce service.

On a le sentiment, chez Together Recrutement, qu’enfin la Supply Chain apparait au devant de la scène dans les entreprises. On se trompe ?

Ce qu’on vit avec la Covid actuellement a effectivement mis la Supply Chain en lumière. Parce qu’au niveau mondial, la supply chain, la logistique restait jusqu’à peu pour le grand public une obédience grise, mais aujourd’hui, nombre d’entrepreneurs et de décideurs ont les yeux tournés vers la supply chain.

Il y a quelques années de cela, j’ai un ami qui avait fait un exposé intitulé « See the Supply Chain as a competitive advantage ». Car vous le savez, certaines grandes marques comme Ikéa, sans parler d’Amazon, ont vraiment marqué leur différence grâce à leur approche unique de la supply chain.

Aujourd’hui, le niveau de l’emploi des cadres dans la supply chain est significatif.

Quel est votre regard sur la digitalisation de la supply chain ?

L’informatisation, c’est essentiel et extrêmement utile, notamment en amont. Mais elle se fait actuellement au prix d’une disparition du contact humain et notamment du contact client. Les gens commandent sur internet, se font livrer devant leur porte. Ils sont avertis par SMS, email, avec des tracking numbers, le nom et la photo de leur livreur, il sont informés et c’est très bien mais il faut que la livraison intervienne le lendemain de la prise de commande. Si la livraison est retardée de trois jours, le client ne peut pas l’entendre. Pourquoi ? Parce que c’est une course déshumanisée. Le client est en lien avec son fournisseur par l’intermédiaire de technologie. Ce n’est pas un lien intéressant ou fort. Chez Roche-Bobois, nous sommes très proches de nos clients et c’est aujourd’hui très rafraichissant.

Bien entendu, le lien avec le client est difficile à maintenir à partir du moment où on parle de volume et d’e-commerce. Les attentes clients sont tellement fortes parce qu’ils ont été habitués à une certaine rapidité qu’aujourd’hui il devient très difficile de passer à côté de cette informatisation à outrance. En revanche – et on l’a bien vu avec l’histoire du bateau bloqué dans le Canal de Suez – c’est notre maillon faible. Nous sommes en flux tendus et tellement interdépendants que malheureusement, les délais se raccourcissant, on a une perte de qualité et une perte d’agilité.

Bien sûr, on a tous mis en place des « Contingency Plans ». Mais ceux-ci ne fonctionnent pas : comment peut-on faire accepter à nos clients que l’on ne pourra pas respecter une livraison en 48h comme prévue initialement ? La satisfaction client est liée aujourd’hui à la rapidité de livraison. Je pense que le modèle qui se développe de plus en plus vite, notamment avec l’aide de l’intelligence artificielle, n’est pas le meilleur des modèles.

Quel est pour vous le point de vigilance absolu dans la Supply Chain aujourd’hui ?

L’écologie, l’environnement. Les énergies fossiles sont amenées à disparaître. La supply chain du dernier kilomètre aujourd’hui investit énormément dans des hub tout électriques. Mais toute cette électricité, il faut bien la produire et sa consommation va augmenter drastiquement puisqu’on remplace les énergies fossiles par l’électricité.

Les cartes vont être redistribuées et les considérations à avoir sont donc claires : quelle durée de vie pour nos supply chains actuelles ? On parle souvent du cycle de vie d’un produit. On est dans la même logique : comment va t-on rebondir ? Quelles supply chains vont les remplacer, physiquement, et quelle sera leur solidité, leur impact environnemental.

Quelle est la prochaine étape, le prochain objectif pas encore atteint ?

L’harmonisation des process aux US, c’est-à-dire mettre en place des process simples, qui correspondent à une gestion simple et qui sont duplicables. Aux USA actuellement, on a plusieurs régions et chaque région est autonome dans ses opérations. L’objectif est de partager ensemble nos meilleures pratiques et ensuite de trouver un mode opératoire optimal commun à toutes les supply chains du pays. Tout ceci va se mettre en place entre cette année et l’année prochaine.

En tant que Directeur Supply Chain chez Roche-Bobois, de quoi êtes-vous le plus fier ?

De mon équipe ! J’ai une affiche dans mon bureau, une citation de Richard Branson, le patron de Virgin. Il dit que les clients ne viennent pas en premier. Les employés viennent en premier : rendez vos employés heureux et ils rendront vos clients heureux. En 2018, j’ai dit que mon objectif à trois ans était de voir dans les commentaires sur Internet, sur les forums, qu’il fait bon travailler dans la Supply Chain chez Roche-Bobois aux US, que ce n’est pas une entreprise où il y a du turnover à outrance, que l’ambiance est bonne et qu’on aime ce qu’on fait.

En fait, tout réside autour de valeurs, d’opportunités et de discussions. Si les valeurs que vous choisissez ne sont pas les valeurs de l’entreprise où vous travaillez, il y a des choix à faire. Quand en revanche, on est dans une entreprise dont on partage totalement les valeurs, on peut influencer ces entreprises en tant que décideurs et nos dirigeants voient les résultats.